La pratique du digging comme manière de faire monde

Ce texte a été écrit pour le numéro 10 de la revue Agencements qui paraîtra en mars 2024. Agencements est une revue collective, à laquelle je participe et qui documente des « recherches et pratiques sociales en expérimentation ». Je vous invite, si vous ne la connaissez pas encore, à aller voir les numéros précédents : Revue Agencements

« Aussi diversifiés puissent être les motifs qui donnent l’envie de digger (compléter sa collection, faire des découvertes, re/tracer l’Histoire…), il faut encore trouver ce que l’on cherche, ou plutôt des manières de faire des trouvailles. »

Caroline Drieu, Sharing, caring ; Le DJing au service des pratiques de partage, 2022, page 21.

Le digging est un anglicisme rentré dans le vocabulaire des amateur.ices de musique et plus particulièrement celles et ceux qui pratiquent le DJing. To dig, creuser, est le fait de fouiner, chercher, pour trouver la pépite, tel les gold diggers de la Ruée vers l’Or. Ce terme est revenu à moi depuis quelque temps et à différents endroits qui semblent au premier regard non connectés. J’ai pris conscience que cet état d’esprit – car il s’agit bien de cela – est celui qui motive mon rapport au monde, depuis mes glanages de musiques sur les internets à la manière dont je chemine dans mes rencontres et liens sociaux, jusqu’à la manière dont je construis ma recherche à commencer par ce texte. Mais reprenons depuis le début.

Digger comme une DJ

Digger c’est avant tout une manière de se laisser porter, de chercher sans savoir quoi mais être sûr que le moment passé, que l’on en ressorte bredouille ou non, sera une expérience. Et celle-ci commence bien entendu dans l’univers de la musique. Deux grandes pratiques coexistent avec d’un côté le digging dans les bacs de vinyles (ou CDs) et de l’autre dans les hyperliens des internets. Ces deux manières de « partir en recherche » recouvrent concrètement deux écologies des pratiques de glanage-écoute différente, l’une pouvant fonctionner dans un temps long qu’implique la matérialité (regard porté sur les jaquettes, devoir sortir la galette de sa pochette, l’installer sur le dispositif d’écoute, etc.) lorsque l’autre renvoie à une sensation de vitesse, chaque hyperlien se chargeant à toute vitesse (aujourd’hui, mais pas avec mon modem 56k du début 2000) et la quasi-instantanéité de l’écoute au moment du clic sur « lecture ». Malgré cela, ces pratiques relèvent d’un même désir : celui de glaner des morceaux, albums, artistes qui seront à nos oreilles des pépites. Bien qu’il suffit d’être amateur.ices de musique pour digger, cette pratique est avant tout celle du/de la DJ, car elle est intrinsèquement liée à la pratique du partage : d’un morceau qui est une pépite à nos oreilles, on souhaite qu’il en soit de même pour celles des personnes avec qui nous le partageons. Cet état d’esprit – fouiller-trouver-profiter-partager – m’a fait découvrir le mémoire de Caroline Drieu, alias Vendredear (Sharing, caring ; Le DJing au service des pratiques de partage) au détour d’une session de partage d’association d’idées avec Myriam Suchet. Aussitôt découvert, aussitôt commandéCaroline Drieu, Vendredear, a publié son mémoire sous une forme fanzine++ qu’il est possible de se procurer en la contactant.

, aussitôt luJ’espère réaliser une fiche de lecture très prochainement.

. Caroline Drieu nous y raconte comment la pratique du DJing lui a permis de trouver une communauté et une « niche » comme elle dit (au sens « musique de niche ») qui fait sens pour elle. Et comment ses pratiques de DJ – digger-faire danser-partager-rencontrer – sont tout autant des manières de faire monde (ce sont mes mots). Son travail est riche et sa puissance tient dans cette ouverture qu’elle propose : faire communauté depuis ses pratiques. Et pour cela elle s’approprie des dispositifs (digger, partager, se retrouver pour danser, etc.), reconnaît des antériorités (l’histoire des musiques et celles électroniques en particulier doivent beaucoup aux minorités noires et LGBTQ+ et queers) depuis lesquelles elle fait « commun » et repartage ce qu’elle reçoit.

Digger comme un libraire

Dans une discussion avec Andreas, un ami libraireIl va de soi que vous ne pouvez pas passer à Angers sans vous rendre dans sa librairie Myriagone.

, nous venons à parler de musique. Nous nous rendons compte que nous avons la même relation à la musique et au digging si ce n’est dans des pratiques différentes : lui musicien a une relation instrumentale, physique à la musique et ce sont les bacs de vinyles qui sont ses terrains d’explorations. De mon côté, je me considère comme un geek, au sens premier du terme, et dès mes douze ans je me suis mis à fouiller les internets, télécharger, graver la musique. Et aujourd’hui, comme Caroline Drieu, ma pratique musicale est avant tout numérique. Peu importe la pratique, nous remarquons avec Andreas, que ce goût du digging a forgé notre manière de faire monde avec ce qui nous entoure. Et il en est de même avec nos lectures, notre bibliothèque et pour lui de sa librairie. Il a fait un choix radical, mais essentiel : tenir face aux contraintes capitalistes qui poussent à la surproduction de livres jusqu’à modifier nos manières de nous en saisir. Collectivement nous sommes pris.es dans un rythme qui n’est pas le nôtre : nous voulons tout et tout de suite, sachant que chaque jour est une bonne raison pour voir passer une nouvelle information ou un nouvel ouvrage qu’il est bon de lire ou même simplement de posséder. Face à cela Andreas fait le choix en tant que libraire de ralentir : ne plus prendre à l’« Office » (recevoir les livres dès leur parution), maintenir sa librairie autour de 3000 références (ce qui est, je vous assure, peu), maîtriser du mieux qu’il peut son fonds et le valoriser. Et là aussi, comme pour Caroline Drieu/Vendredear en tant que DJ, Andreas pense sa pratique de libraire comme un geste envers sa communauté : fouiller-trouver-profiter-partager. Et ce n’est pas sans conséquence sur la précarité économique de son activité, mais il ne se voit pas faire autrement.

Digger comme un éditeur

Avant d’être musicaux, les liens qui nous lient, Andreas et moi, sont aussi ceux des livres. Ce qu’il vit dans sa pratique et son métier de libraire je le vis également dans ma pratique et mon métier d’éditeur. Et le parallèle entre musique et livre me semble si évidente. Je lis comme je digge : j’ai toujours plusieurs livres en cours de lecture comme d’albums en écoute, je pioche dans les notes de bas de page, les biblios, « achevé d’imprimer » et autres colophons dans les crédits des albums, je déroule tant qu’il y a à dérouler. J’édite comme je mixe : c’est-à-dire avec le plaisir de partager ma sélection tant pour les propos des auteur.ices que pour la manière de faire récit d’un agencement de morceaux ou d’une ligne éditoriale. En ce qui me concerne l’analogie s’arrête-là mais il me semble que si j’étais musicien ou producteur de musique mes pratiques seraient celles que j’ai en tant qu’éditeur dans l’accompagnement de textes. Et c’est peut-être cela aussi : ma pratique d’éditeur et celle de digging ou de DJing sont des pratiques DIY (Do It Yourself) apprises sur le tas, en faisant, en se trompant et en recommençant. Je propose une distinction entre pratique et métier : la pratique serait notre manière singulière de faire un métier qui lui serait caractérisé par une technicité et des processus commun à tou.tes. Dès lors nos métiers, à Andreas et moi, – la librairie et l’édition – sont pris dans un monde néolibéral et capitaliste qui entre en tensions avec nos pratiques – être-libraire, être-éditeur – dans lesquels se (re)jouent nos singularités. Et ce sont dans ces manières de pratiquer que se retrouvent le digging (faire monde) et nos engagements politiques (choisir quels mondes). Dès lors Andreas n’est pas le seul à vivre les enjeux économiques (précarités) et le caractère viscéral de cette impossibilité à faire autrement. Être une coopérative, ne sortir que dix livres par an, rémunérer justement toutes les personnes avec qui nous travaillons, imprimer localement et ne pas mettre au pilon, faire des livres pertinents sur le temps long, etc., autant de manières de faire que mes associé.es et moi-même n’envisageons pas de changer.

Digger comme un chercheur

Parler avec Andreas et lire Caroline Drieu/Vendredear m’a permis de prendre conscience d’une continuité dans mes pratiques : depuis mes premières heures préadolescentes à digger les morceaux qui feront danser mes ami.es à la manière dont je chemine ces dernières années dans ma recherche. Fouiller les internets, mais aussi et surtout les articles, les correspondances avec les ami.es, les associations d’idées, les conseils, les lectures, etc. Trouver, comme c’est le cas avec le travail de Caroline Drieu, des pensées qui font sens, qui donnent à voir autrement ce que l’on a sous le nez. Profiter de ces moments-là pour se rendre compte de ce qu’on a entre les mains, prendre le temps de regarder les liens qui se tissent, les personnes qui font depuis leurs pratiques et les résonances qui sautent aux yeux. Partager, car c’est la base du geste du digger ou du DJ : on partage sa tracklist (liste de morceaux) pour redonner au « commun » car ce qui nous appartient, c’est le moment que l’on donne, c’est la manière dont on agence les morceaux/pensées/paroles/savoirs et non de s’approprier cette matière. Et c’est aussi cela le digging appliqué à la recherche : nommer les antériorités, visibiliser les pensées et personnes avec lesquelles nous avançons. Caroline Drieu nous dit que « digger c’est chercher autre chose (mais on ne sait pas quoi) » et je pense que c’est cela la recherche.

Texte rédigé en écoutant principalement l’album Secret Life de Fred again.. et Brian Eno (Text Records, 2023).

Je tiens à remercier chaleureusement Nicolas Sidoroff pour sa relecture et ses précieux retours.