Un 49-3, ça se scénarise !

Il est loin le temps où Christian Salmon popularisait le terme-concept de StorytellingChristian Salmon, Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Poche, La découverte, 2008.

dans nos territoires francophones et où l’on commençait à s’intéresser dans les sphères publiques aux personnes et procédés qui en (ab)usaient plus ou moins dans l’ombre - plumes, spin doctors, lobbyistes, éloquence, etc.

Puis nous avons bien entendu eu le mandat Trump et l’ère des fakes news et la nécessité d’un fact checking. Le temps où la narration “fausse et décomplexée” a atteint son paroxysme avec le concept d’hyperbole véridiqueVoir à ce propos les différents articles que je proposais à l’époque : 21/01/2018 - Matière à réflexion #2 – Storytelling et Fake news.

directement sortie de la bouche de l’ancien Président américain. S’il en fallait encore (apparemment oui), un énième exemple des usages descendants et non dissimulés de ces procédés nous a été offert hier au Parlement avec le passage en force du gouvernement sur le budget 2023 et l’application du 49-3, court-circuitant ainsi le parlement et les débats un tant soit peu démocratiques de ces derniers jours. Sous la plume de Pauline Graulle, Ilyes Ramdani et Mathias Thépot dans un article de MediapartPauline Graulle, Ilyes Ramdani et Mathias Thépot, Budget : faute de majorité, Borne s’en remet au 49-3, Mediapart, 19 octobre 2022.

nous pouvons ainsi lire qu’“un 49-3, ça se scénarise”, dixit un conseiller ministériel.

L’aspect décomplexé et d’autant plus vulgaire de ces pratiques narratives au service des politiciens et autres influenceurs de nos vies sous tous leurs aspects, se dévoile ici sous nos yeux (toute proportion gardée : sous les yeux des abonné.es Mediapart et non pas encore sur des médiums mainstream, quoique). Le temps n’est plus à la manipulation par un art habile dont les premiers utilisateurs, tels des prestidigitateurs, ne souhaitaient pas en dévoiler les coulisses et rouages. Dorénavant il est d’usage d’user de ces mécanismes narratifs permettant de tordre la réalité dans l’intérêt de celui qui émet l’idée, et en plus de s’en vanter fièrement et publiquement.

Nous pouvons entendre de la bouche d’une députée de la majorité : “À la fin, les gens n’auront pas retenu tout ça. Les Français se diront juste qu’un budget a été voté et que l’exécutif ne s’en est pas trop mal tiré.” Mais encore que “Le premier [des 49-3 à venir]est le plus dur. Après cela, le 49-3 sera quasiment banalisé.”

L’enjeu d’une “bonne” histoire est de maîtriser ce qu’elle saura laisser en mémoire et ce qu’elle saura faire oublier. La lutte se place définitivement dans une guerre de l’attention (économie vs. écologie de l’attentionYves Citton, Pour une écologie de l’attention, Poche, Seuil, 2021.

), au-delà de reprendre en main notre “art de conter nos propres histoires”, le chantier est plus que jamais de réengager individuellement et collectivement nos attentions.